Je venais à peine d'entrer à l'école, à Rostov-sur-le-Don, quand, un jour, je fus pris à partie par des camarades. Excités par les membres des Jeunesses communistes, ils me reprochaient d'accompagner ma mère à l'église - la seule qui restât dans la ville - et allèrent jusqu'à m'arracher la croix que je portais au cou. Je me rappelle aussi avoir entendu les gens expliquer les malheurs qui s'étaient abattus sur la Russie: « Les hommes ont oublié Dieu; voila pourquoi tout cela est arrivé.»
Depuis lors, j'ai passé près de cinquante ans à étudier l'histoire de la Révolution russe. J'ai, au cours de ce travail, lu des centaines d'ouvrages, recueilli des centaines de témoignages individuels. J'ai moi-même contribué, par les huit volumes que j'ai déjà écrits sur la question, à déblayer les décombres qu'elle nous a laissés. Or, si aujourd'hui on me demandait de formuler, de façon aussi concise que possible, la cause principale de ce désastre qui a englouti près de 60 millions de mes compatriotes, je ne pourrais mieux le faire qu'en disant moi aussi: « Les hommes ont oublié Dieu; voilà pourquoi tout cela est arrivé.» Les défaillances de la conscience humaine privée de « sa dimension divine» ont été le facteur déterminant de tous les crimes majeurs de notre siècle.
De grands événements, annonçait Dostoïevski, pourraient survenir et nous surprendre sans que nous y soyons intellectuellement préparés. C'est précisément ce qui a eu lieu. Le XXème siècle se trouve happé dans le tourbillon de l'athéisme et de l'autodestruction, et certains aspects de ce plongeon dans l'abîme ne tiennent ni aux systèmes politiques, ni aux niveaux de développement économique et culturel, ni aux particularismes nationaux.
C'est encore Dostoïevski qui a dit, à propos de la Révolution française et de sa haine féroce de l'Église, que « la révolution commence nécessairement par l'athéisme». C'est absolument vrai. Mais jamais encore le monde n'avait connu un athéisme aussi organisé, aussi militant, et d'une malveillance aussi opiniâtre que celui du marxisme. Dans le système philosophique de Marx et de Lénine, au coeur même de leur psychologie, la haine de Dieu est l'idée force dominante, et l'athéisme militant le pivot central. Pour parvenir à ses fins démoniaques, le communisme doit pouvoir régenter une population dépourvue de tout sentiment religieux. Le réseau d'intrigues qui a entouré la tentative d'assassinat du pape Jean-Paul II, en 1981 montre bien a quel point le monde athée aspire a détruire la religion, a quel point celle-ci lui est insupportable.
Et pourtant, dans cette Russie où l'on a rasé des églises, où l'athéisme triomphant se déchaîne depuis près de soixante-dix ans, où le clergé a été réduit à un état d'humiliation extrême, où encore aujourd'hui des gens sont envoyés, à cause de leur foi, dans des camps de travail forcé, et où, à l'intérieur de ces camps, on jette au cachot ceux qui osent se réunir à Pâques pour prier, la tradition chrétienne a subsisté. IL y a encore dans ce pays, des millions et des millions de croyants habités d'un sentiment vif et profond de l'existence de Dieu.
Et c'est en cela que nous voyons se lever une aube d'espoir: si formidable que soit l'arsenal de chars et de missiles que puisse accumuler le communisme, et quels que soient les succès qu'il remporte dans ses efforts pour dominer la planète, il est voué à ne jamais triompher du christianisme.
L'Occident n'a pas encore subi d'invasion communiste et la religion y reste libre. Pourtant, on y constate aussi un dépérissement de la conscience religieuse. Cette déperdition de force qui le mine menace peut-être plus gravement la foi qu'aucune agression venue de l'extérieur.
Imperceptiblement, après des dizaines d'années d'une lente érosion, la vie en Occident a cessé d'avoir un idéal plus élevé que celui de la «recherche du bonheur». Les concepts de bien et de mal ont été ridiculises et « bannis de l'usage courant». On leur a substitués des considérations de classe sociale ou des clivages politiques qui n'ont qu'une valeur éphémère. On en est arrivé à trouver embarrassant de faire appel à des concepts éternels, embarrassant d'affirmer que, avant de gangrener un système politique, le mal commence par s'insinuer dans le coeur des hommes. Les sociétés occidentales perdent, de plus en plus, de leur essence religieuse en abandonnant inconsidérément à l'athéisme leur jeune génération, que des enseignants athées instruisent dans un esprit de haine à l'égard de leur propre communauté.
Cette tendance à attiser la haine devient la caractéristique du monde libre d'aujourd'hui. Paradoxalement, plus les libertés individuelles sont étendues, plus le niveau de prospérité et même d'abondance est élevé, et plus s'accroît la véhémence de cette haine aveugle. L'Occident fait ainsi la démonstration que le salut de l'homme ne se trouve ni dans la profusion des biens matériels ni dans l'unique préoccupation de l'argent.
Alors que d'effroyables menaces planent sur le monde, il peut paraître incongru de rappeler que la clé de l'être et du non-être se trouve en premier lieu dans le coeur de chacun, dans la préférence qu'il accorde à tel bien ou, a tel mal spécifique. C'est pourtant la clé la plus fiable que nous ayons a notre disposition. Les théories sociales ont fait la preuve de leur faillite et ne nous ont amenés qu'à une impasse.
Toutes les tentatives pour sortir le monde actuel de son triste état seront vaines, à moins que, pris de repentir nous ne rectifions l'orientation de notre conscience pour la tourner, à nouveau, vers le Créateur de toutes choses. Le sens de la vie n'est pas dans la poursuite de la réussite matériel mais dans le quête d'un progrès spirituel. Dans le mouvement qui nous porte vers un idéal plus élevé, la totalité de notre existence terrestre n'est qu'une étape transitoire, le premier barreau de l'échelle en quelque sorte. Les lois de la nature ne peuvent, à elles seules, ni rendre compte de la vie ni lui donner un sens.
En lieu et place des espoirs inconsidérés des deux derniers siècles nous ne pouvons que proposer la recherche persévérante de la chaleureuse main de Dieu, dont nous avons méprisé le secours avec tant d'outrecuidance et de témérité. C'est ainsi seulement que nos yeux cesseront d'être aveugles devant les erreurs de notre infortuné XXème siècle, et que nous pourrons nous employer utilement à les corriger.
Notre monde est pris dans un tourbillon, mais c'est au cours de telles épreuves que se manifestent les qualités les plus hautes dont a été doté l'esprit humain.