Magnifique poème de Charles Péguy, pour les amateurs...
COMME Dieu ne fait rien que par pauvre misère,
Il fallut qu’elle vît sa ville endolorie,
Et les peuples foulés et sa race flétrie,
L’émeute suppurant comme un secret ulcère ;
Il fallut qu’elle vît pour son anniversaire
Les cadavres crevés que la Seine charrie,
Et la source de grâce apparemment tarie,
Et l’enfant et la femme aux mains du garnisaire
Pour qu’elle vît venir sur un cheval de guerre,
Conduisant tout un peuple au nom du Notre Père,
Seule devant sa garde et sa gendarmerie ;
Engagée en journée ainsi qu’une ouvrière,
Sous la vieille oriflamme et la jeune bannière
Jetant toute une armée aux pieds de la prière ;
Arborant l’étendard semé de broderie
Où le nom de Jésus vient en argenterie,
Et les armes du même en même orfèvrerie ;
Filant pour ses drapeaux comme une filandière,
Les faisant essanger par quelque buandière,
Les mettant à couler dans l’énorme chaudière ;
Les armes de Jésus c’est sa croix équarrie,
Voilà son armement, voilà son armoirie,
Voilà son armature et son armurerie ;
Rinçant ses beaux drapeaux à l’eau de la rivière,
Les lavant au lavoir comme une lavandière,
Les battant au battoir comme une mercenaire ;
Les armes de Jésus c’est sa face maigrie,
Et les pleurs et le sang dans sa barbe meurtrie,
Et l’injure et l’outrage en sa propre patrie ;
Ravaudant ses drapeaux comme une roturière,
Les mettant à sécher sur le front de bandière,
Les donnant à garder à quelque vivandière ;
Les armes de Jésus c’est la foule en furie
Acclamant Barabbas et c’est la plaidoirie,
Et c’est le tribunal et voilà son hoirie ;
Teignant ses beaux drapeaux comme une teinturière,
Les faisant repasser par quelque culottière,
Adorant le bon Dieu comme une couturière ;
Les armes de Jésus c’est cette barbarie,
Et le décurion menant la décurie,
Et le centurion menant la centurie ;
Les armes de Jésus c’est l’interrogatoire,
Et les lanciers romains debout dans le prétoire,
Et les dérisions fusant dans l’auditoire ;
Les armes de Jésus c’est cette pénurie,
Et sa chair exposée à toute intempérie,
Et les chiens dévorants et la meute ahurie ;
Les armes de Jésus c’est sa croix de par Dieu,
C’est d’être un vagabond couchant sans feu ni lieu,
Et les trois croix debout et la sienne au milieu ;
Les armes de Jésus c’est cette pillerie
De son pauvre troupeau, c’est cette loterie
De son pauvre trousseau qu’un soldat s’approprie ;
Les armes de Jésus c’est ce frêle roseau,
Et le sang de son flanc coulant comme un ruisseau,
Et le licteur antique et l’antique faisceau ;
Les armes de Jésus c’est cette raillerie
Jusqu’au pied de la croix, c’est cette moquerie
Jusqu’au pied de la mort et c’est la brusquerie
Du bourreau, de la troupe et du gouvernement,
C’est le froid du sépulcre et c’est l’enterrement,
Les armes de Jésus c’est le désarmement ;
L’avanie et l’affront voilà son industrie,
La cendre et les cailloux voilà sa métairie
Et ses appartements et son duché-pairie ;
Les armes de Jésus c’est le souple arbrisseau
Tressé sur son beau front comme un frêle réseau,
Scellant sa royauté d’un parodique sceau ;
Les disciples poltrons voilà sa confrérie,
Pierre et le chant du coq voilà sa seigneurie,
Voilà sa lieutenance et capitainerie ;
Le lavement de mains et la forfanterie
De ce garde des sceaux et la plaisanterie
De ces beaux damoiseaux et la galanterie
De ces beaux jouvenceaux c’est sa boulangerie,
Et son pain de poussière et de sueur pétrie,
Et l’éponge de fiel et de vinaigrerie ;
La croix bien assemblée en double coulisseau,
L’ironique pancarte engravée au ciseau,
Le tasseau pour les pieds descendant en biseau ;
Un autre bûcheron avait coupé ce bois,
Un autre charpentier avait taillé la croix,
Mais lui-même, et nul autre, avait porté ce poids ;
L’image de la Vierge en tissu de soierie,
Et sainte Marguerite en fleurs de draperie,
Et sainte Catherine et la tapisserie
Où l’on voit saint Michel habillé de nouveau,
Le Saint-Esprit planant sous figure d’oiseau,
Et l’archange écrasant Satan sur le museau ;
Mais Satan lui résiste et par sorcellerie
Et par atermoiement et par grivèlerie
S’est juré d’absorber et la Beauce et la Brie ;
Les saints ont sur la tête un très léger cerceau
Pour bien voir que c’est eux, une sorte d’arceau
Ouvre le paradis, Jésus dans son berceau
Regarde saint Joseph et par espièglerie
Veut lui tirer la barbe et le vieux se récrie
Et fait semblant de mordre afin que l’enfant rie ;
Mais Satan les regarde et fumant du naseau
Ce serpent venimeux, cet immonde pourceau
S’est juré d’empester le faubourg Saint-Marceau ;
Ce serpent à sonnette avec sa sonnerie
S’est vanté qu’il ferait (voyez sa hâblerie)
Jeter par ses suppôts les saints à la voirie ;
Les armes de Jésus c’est la paille et l’étable
Et le pain et le vin et la nappe et la table,
Et le plus malheureux, voilà son connétable ;
Les armes de Satan c’est la supercherie,
Un aplomb infernal, une aigre drôlerie,
Le savoir des savants et la cafarderie ;
Les armes de Jésus c’est la poignante épine,
C’est la fleur de son sang sur la blanche aubépine,
Et les fleurs de ses pleurs sur la rouge églantine ;
La perle qui descend sur sa joue attendrie,
Et la perle qu’il boit sur sa lèvre appauvrie,
Voilà ses beaux cristaux et sa joaillerie ;
Les armes de Jésus c’est la verte couronne,
C’est ce front que l’amour et la grâce environne,
Et l’éternelle fleur qui sur sa peau fleuronne ;
Suite, plus tard... C'est un poème fleuve mais O combien magnifique ! ...